Le récit du pèlerin

Galanor. Depuis ma naissance dans ce monde spirituel, j'étais là. Assis à quelques centaines de mètres de toi, je ressentais ta puissance, ton énergie spirituelle, ton reiatsu. Jamais je ne pourrais te toucher, et pourtant je t'admirais de tout mon être, je t'aimais de toute mon âme, avec une dévotion toujours aussi fervente. Toi, Galanor, qui avait traversé d'innombrables épreuves, qui avait été le témoin de tant de guerres et de batailles, tu demeurais là, debout, fier, puissant. Tes racines plongeaient au plus profond de la terre, soutenant le monde lui-même, tandis que tes feuilles s'étiraient majestueusement vers le ciel, remplissant l'horizon de leur présence imposante.

Je le savais. À travers notre Kaiserin, tu m'avais confié une mission sacrée. Mais comment aurais-je osé te quitter ? Ne serait-ce que pour quelques jours ? Aurais-je eu la force nécessaire pour suivre le chemin que tu m'imposais ? Aurais-je eu le courage de m'éloigner de mes racines, moi qui avais toujours vécu si près de toi, ici à Stormheim ? Moi qui avais toujours été si dépendant de ta présence. Chaque souffle de vent qui murmurait à travers tes branches semblait me rappeler mon devoir envers toi, Galanor, et envers tout ce que tu représentais pour notre monde. Et pourtant, le poids de la responsabilité qui m'incombait était aussi lourd que les racines les plus profondes de ton être millénaire.

Alors que mon esprit était immergé dans une profonde piété, je perçus soudain le son étouffé de pas s'enfonçant dans la neige. Bientôt, le doux bruissement d'un drap flottant dans le vent parvint à mes oreilles. Était-ce là un message que tu m'envoyais, Galanor ? Je distinguais à présent sa silhouette si singulière. C'était le pèlerin qui occupait désormais le vingtième siège de notre ordre : Drachentöter Einar. Ce que je savais de lui ? Pas grand-chose. Je n'étais pas enclin à m'ouvrir et à discuter avec les autres membres, à l'exception de la Kaiserin, avec qui je partageais cette dévotion inébranlable envers Galanor. Au fond de moi, je le savais. Galanor venait de le mettre sur mon chemin pour m'aider à apaiser mes doutes. Peut-être était-ce là le réel commencement de ma quête en ce monde ?

Je me levai et secouai mes épaules pour déloger la neige qui s'y était accumulée. J'avais probablement été assis là depuis plusieurs heures déjà. En me redressant, je m'étirai doucement, sentant mes muscles endoloris par le froid et l'immobilité. Malgré ma stature imposante, mes pas étaient délicats, tout comme mon apparence, plutôt fine et élancée. Un épais manteau de fourrure enveloppait mon armure sombre, telle la suie, sur laquelle reposaient mes longs cheveux écarlates. Je m'approchai du vingtième et lui adressai la parole d'une voix douce, teintée d'un timbre grave.

N'étant pas accoutumé à converser avec les autres, mon style était plutôt direct. Je m'éloignais souvent des convenances dont les réponses m'importait peu. "Bonjour ?" Le jour est bon si Galanor le décide. "Comment ça va ?" L'on va soit bien, soit mal. À quoi bon entendre les nuances. "Je me présente Hreiðmarr Leif ?" Tous le savaient. Cela fait plus de 200 ans que je siège à la cinquième place de l'ordre. À quoi bon s'embarrasser de toutes ces convenances ? Hein, Galanor ?

Le récit du pèlerin

Sans doute après plusieurs siècles d'ermitage le voyageur apprécierait la douceur du foyer. La chaleur de la capitale, la saveur d'un plat cuisiné, et le confort d'épaisses fourrures, autant de distractions qu'on ne pouvait nier. Néanmoins cela venait avec le chaos urbain, et les responsabilités administratives d'un siège. Cette nouvelle vie demandait une transition calculée, aussi aujourd'hui, Eldgar ne verrait point l'ermite.

Des mots scandés au travers de la neige, puis levant la main gauche, une sphère enflammée s'incarna. En cette fin de matinée, le Drachentöter ne manquait pas de lumière. Seulement même lui souffrait parfois de la morsure du froid, et cette journée n'était point tendre. Il avait besoin d'un peu d'aide pour avancer, et alors que ses vêtements se teintaient de blanc, la chaleur de cette lumière maintenait quelques sensations dans son corps vieillissant.
Quelques provisions pour le voyage, sa fidèle zweihander lui servant de bâton de marche, Einar arpentait les montagnes, suivant les sillons de Gjöll, trompant le relief avec, parfois, quelques plateformes de Reishi.



Soupir de soulagement alors qu'au détour d'un sentier escarpé, la coiffure sylvestre d'un arbre gigantesque perça l'horizon. Il ne s'en lassait jamais. Les premiers temps de la contemplation, quand le regard se posait sur ce géant sylvestre, que même la neige, maîtresse des montagnes, était bien incapable de conquérir.
Il lui fallut bien des siècles pour comprendre le culte de son peuple. Le jeune guerrier se serait bien moqué de cet arbre sacralisé. Oui, l'aveugle ne pouvait comprendre la beauté d'un lever de soleil. Pourtant maintenant qu'il pouvait percevoir le sacré, sa sensorialité nouvelle ressentait sans mal le reishi coulant dans les veines du mastodonte. Approchant lui-même la fin de sa vie, il comprenait la splendeur d'un être traversant les millénaires.

Ses pas le rapprochèrent, et ce ne fut pas sans surprise qu'il aperçut une silhouette assise. La difficulté du voyage savait refroidir les ardeurs des plus fervent. Or lui se tenait là, assis dans la neige, une prouesse qui inspirait le respect.
Le pieux se releva, révélant sa haute stature. Grand et longiligne, des cheveux enflammés, Einar reconnut sans peine le Cinquième siège.



Dans l'ombre de son chapeau, les iris du vieillard prirent la couleur des flammes, tandis qu'il se rapprocha un peu plus de Leif. Sans apercevoir son visage, il restait aisé de percevoir la satisfaction que lui provoquait son trait d'esprit. La sagacité d'Einar venait hélas avec un certain pédantisme.

Le récit du pèlerin

Il y avait quelque chose d'irritant, un je-ne-sais-quoi, dans sa voix. Cependant, je me contentai de sa réponse, satisfait dans une certaine mesure. Peut-être avait-il un brin de raison. À côtoyer Galanor chaque jour, j'avais tendance à m'approprier son essence, à le considérer comme mien, alors qu'en réalité, Galanor n'appartenait à personne et à tout le monde à la fois. Il était le majestueux sylvestre qui soutenait ce monde par ses racines et le protégeait des rigueurs du soleil grâce à son feuillage. Une fois ses feuilles tombées, elles se mêlaient à la terre, fertilisant et nourrissant le sol. Nous vivions grâce à Galanor, pour Galanor. Du moins, tel était mon credo, ma foi inébranlable.

Aussi, je connaissais l'intention de mission qui m'était confiée. Et la crainte qu'elle m'imposait. Cela avait pour conséquence d'être constamment défié par Galanor, qui m'entrainait dans l'acceptation de cette divine mission. Je savais que bientôt, je devrais laisser derrière moi cette vie harmonieuse et quitter les Terres de Stormheim. Je savais qu'arriverait le moment où je devrais laisser derrière moi mon foyer et forger ma propre destinée.

Comme à mon habitude, mes paroles furent directes, sans fioritures. Mes yeux vairons brillaient de l'éclat de curiosité de savoir si Drachentöter Einar était le Shinigami dont les ménestrels de Stormheim chantaient les louanges. On racontait que Drachentöter avait combattu lors de la guerre des Dragons, qu'il avait épousé les deux lois : celle de l'harmonie et celle de la puissance. En dehors de ces exploits notables, personne ne se souvenait vraiment de lui, ni même ne l'avait rencontré. Son nom n'était qu'une figure gravée dans les annales de l'histoire. Il n'était qu'un mythe. Et aujourd'hui, il était de retour sur nos terres. Mais était-ce réellement le même homme ?



Galanor le savait. Moi, pas.

Le récit du pèlerin

Silhouette flamboyante dans la neige, il y avait un délicieux paradoxe entre le calme composé du cinquième siège, et ses couleurs si proches du feu. Le vieillard ne parvint pas à lire autre chose que de la sérénité dans son regard. Beaucoup de shinigamis se cachaient derrière un masque de glace, peu étaient ceux toutefois capable de se montrer sans artifice, calme, immunisé par les aléas du monde.
Difficile à croire en l'observant, que ce jeune homme paisible embrassait la folie guerrière durant les combats. M'enfin, les apparences n'étaient qu'un pan de la réalité.



La voix chantante d'Einar trahissait un rire caché. Plus que flatté, il était surpris. Pour tout dire il ne s'attendait pas à rencontrer quelqu'un, et voilà que cette personne scrutait son passé. L'adversité avait un certain sens de l'humour.



Alors qu'il parlait son regard se posa sur Galanor. Tout comme cet arbre majestueux, la Société des âmes était immense. Elle dépassait de loin l'envergure d'une seule âme, quand bien même celle-ci serait dédiée à la vie nomade.



Son regard se posa de nouveau vers le Shinigami, et même si son visage restait inaccessible, ses yeux eux semblaient sourire. Fermant la main, le Drachentöter fit disparaître la lueur enflammée. Les brises glaciales semblaient plus clémentes, respectueuses elles aussi de la présence d'un Dieu.



Pourquoi avait-il dit cela ? C'était peut-être le calme de son interlocuteur, sa franchise dénuée de fioritures, mais l'ermite venait de se confier. Pour être honnête, personne ne lui avait jamais posé cette question. Pour l'instant.

Le récit du pèlerin

Le monde semblait s'étendre à perte de vue, une immensité aussi vaste que profonde, "un puits sans fond", pour reprendre l'expression d'Eimar, dans lequel se perdre semblait inévitable. Cette métaphore imagée du monde résonnait dans mon esprit, suscitant une angoisse qui serrait mes entrailles. Et si je ne revenais jamais de cette mission ? Devant tant d'incertitudes, face à l'infini de ce puits, parviendrais-je à trouver mon chemin, ou bien me perdrais-je dans cette immensité sans repères ? L'annonce de la mort de Manaël, avait ébranlé chacun d'entre nous. Sa disparition avait été un choc, et savoir qu' Einar l'eut appris après coup avait ajouté un poids supplémentaire à ma peine. De nouvelles questions surgissaient. Est-ce que partir en mission signifierait que je délaisserais Galanor et tout ce à quoi j'étais attaché ? Est-ce que je tournerais le dos à ces paysages familiers, à ces habitants que je considérais comme les miens, pour suivre une cause qui me semblait lointaine et incertaine ?



Je regardais Galanor de mes yeux vairons et mon regard lointain. Le vent, lui, soufflait, et balancais mes cheveux tel un feu ardant. Je pris de la neige et la contempla.



Galanor le savait. Moi, pas.

Le récit du pèlerin

Il déchargea donc ses pensées, se permettant débordement et détours pour répondre à une simple question. Pourtant son vis-à-vis l'écoutait, et avec une acuité étonnante, parvint à toucher le point sensible. Le regard du vieillard passa immédiatement de l'arbre à Leif, une lueur de surprise enflammant les iris. Toutefois il ne répondit pas, pas tout de suite.
Car un autre cœur avait besoin de se confier. Des mots touchants, bien que teintés de l'orgueil juvénile qui poussait les nouvelles âmes à jouer les héros. Einar voyait déjà cet Atlas en devenir, un soldat désireux de porter seul le poids des mondes... Mais pourquoi ?



L'ermite se rapprocha, admirant au passage la chevelure flamboyante danser au vent, et ce regard inégale, à la fois déroutant et fascinant.



L'érudit allongea alors son bras maigrelet. Doucement, il posa sa main sur l'épaule de son compatriote, se permettant un épanchement fraternel. Il semblait avoir besoin de sentir la chaleur d'une vie, d'une autre vie.



Des mots pragmatiques qu'il agrémenta d'un sourire. Même si cette réflexion ramenant d'autres pensées, bien moins chaleureuses. Retirant sa main de l'épaule alliée, Einar perdit de nouveau son regard sur l'Arbre sacré.



Encore une fois il s'épanchait, sans même connaître l'opinion de Leif à ce sujet. Il pouvait fort bien être un de ses fanatiques considérant les dragons comme de simples animaux. Le Drachentöter se contenta d'un soupire, puis reposa son regard sur le shinigami.