Les noces troubles

Ahmes était exactement dans un lieu, à un événement, à un moment, où il ne voulait pas être. Il n’avait pas eu d’autre choix que d’accepter d’accompagner son supérieur hiérarchique - et puis surveiller un mariage ne pouvait pas dégénérer non ? - mais ne le faisait pas forcément de gaieté de cœur. Lui qui ne voulait pas tremper dans la politique, les machinations, les conflits de pouvoir, les fêtes de la noblesse et la présence d’Ashkan était bien mal tombé. Et puis sérieusement, pourquoi lui ? Il y avait certainement des tas d’Austraux bien plus qualifiés pour cette mission ! Des types fourbes avec l’aura machiavélique ça devait se trouver ! Ahmes détonnait dans l’environnement, il n’avait pas d’habits assez précieux pour ça - il ne pensait pas assister à un mariage un jour. Aussi avait il mis une chemise blanche à liseret doré souple, un pantalon beige avec une ceinture, les sandales de fonction, un peu d’huile boisé sur le cou en guise de parfum et son collier en espérant que son charme naturel fasse le reste.

Jusqu’ici cela fonctionnait plutôt bien, même si Ahmes ne transpirait pas le luxe, il avait bonne mine, sentait bon, était bien fait de sa personne et avait l’air aimable sans même être hypocrite, ce qui lui valait quelques coups d'œil de demoiselles. Elles cherchaient peut-être un homme honnête ou un homme à mener par le bout du nez, après tout, certaines rencontres avaient lieu dans les mariages !

Pour le moment, Ahmes considérait que cela pouvait être pire, les deux futurs mariés semblaient bien s’entendre, cela lui réchauffait un minimum le cœur car un être tel que lui ne pouvait pas comprendre les intrigues derrières les mariages arrangés. Ce n’était pas une chose à laquelle il s’inquiétait en temps normal, n’étant qu’une âme sans lignée, sans famille ni richesse, shinigami anonyme parmi d’autres, nul noble n’aurait l’idée saugrenue de lui proposer sa fille. Il échangea avec les futurs mariés les vœux de bonheur les plus sincères de la journée et retourna ensuite parmi les invités tenter de se fondre dans la masse. Certains invités avaient l’air louches, mais le blanchet avait du mal à graduer sur l’échelle de la fourberie leurs intentions et s’en remettait pour cela à son collègue qui, de son point de vue, avait plus d’expérience là dedans.

Tiens donc, le voilà qui s’approchait en baillant. Etrangement, Ahmes pouvait presque être d’accord avec la totalité de sa phrase. Bien qu’il ne souhaitait pas forcément voir des hommes entièrement nus, des danseurs aurait pu être un petit plus. Et quelques danseuses évidemment, il se doutait que cela plairait plus à la majorité des gens. Pour la nourriture, il avait grappillé de ci de là quelques mets au buffet, et restait à l’eau mission oblige. Il tiqua toutefois sur la fin :



Puis posa la question qui le traversait à voix haute, l’étonnement clairement visible sur son visage :



Ahmes savait évidemment que cela existait, mais pour lui ce n’était pas une pratique très légal car les esclaves étaient obtenus de manière douteuse, les revendeurs étaient louches et les abus courant. Qu’un shinigami en possède n’était pas très moral, là encore selon ses considérations, et il ne voyait pas trop pourquoi Ashkan voudrait en ramener un. Il y avait déjà assez de monde pour le service et les cuisines avaient l’air de suivre le rythme, pourquoi voudrait-il du personnel supplémentaire ?

Des invectives lui firent tourner la tête. Bah, mais enfin ? Quel langage ! “Fornicateur de mouton” ? D’où cette dame sortait-elle une chose pareille ?! Bien qu’on leur ait demandé d’assurer la sécurité, Ahmes ignorait les limites définis de la mission. Tant que cela n’était que des insultes -  il supposait que cela se finirait en dispute familiale dont ni l’un ni l’autre n’avait quelque chose à voir là dedans - peut-être devaient-ils laisser passer ? Il jeta un coup d'œil interrogatif à son supérieur qui, puisqu’il était Sixième Siège, avait forcément son mot à dire sur le déroulement des opérations. Le shinigami ne voulait pas risquer de froisser le Siège en agissant sans approbation, surtout Ashkan. Celui-ci n’était pas réputé pour sa tendresse, Ahmes ne voulait pas risquer de découvrir ce qui se passerait si le violet décidait qu’il n’était pas à la hauteur de ses attentes.

Les noces troubles

Le vizir répondit à la vieille femme de la famille Aziz avec un certain aplomb et un charisme certain, probablement le résultat d'une vie rythmée de discours politique, de négociations et d'expérience sociale.





Les esprits, alors un peu échauffés, se calmèrent au bout de quelques minutes.


A la suite des mots de la vieille dame hystérique, Ashkan ne pu se restreindre à critiquer ouvertement les gens présents lors de ce mariage auprès de son collègue Austral. Une telle vacuité lui donnait la nausée. Des ragots, rumeurs stupides à l'encontre de tel ou tel individu. Des conflits sans intérêts. Des petites ambitions ridicules. Cela dit, la mauvaise réputation du Vizir n'était peut-être pas totalement mensongère, pensa Ashkan. Il y a toujours malgré tout une part de vérité dans la calomnie et la caricature, songeait l'officier Austral. Il chuchota alors à l'oreille d'Ahmes ;




Puis, Ashkan réagit aux paroles de son collègue shinigami :



Ashkan regarda son homologue Austral, et semblait savourer la surprise et l'étonnement qui se lisait dans les yeux de celui-ci. Il lui lança alors un regard faussement compatissant.






Tandis qu'Ashkan parlait, il gardait un oeil sur le banquet ainsi que sur les invités. En effet, les participants arrivèrent de plus en plus; et il ne restait que quelques minutes avant que le repas de mariage ne soit au complet. Le Sixième Siège décela quelques regards en coin ainsi que quelques signes de nervosité de la part de certains individus. Il fit signe à Ahmes d'être vigilant. Étant donné le contexte conflictuel entre les deux familles, on pouvait s'attendre à quelques règlements de compte musclés, de la calomnie et coup bas, voire pire encore. Une tentative d'assassinat ? Ça ne serait pas la première fois entre familles Hégréennes.

Les noces troubles

Ahmes souffla un peu quand le vizir réussit à calmer les esprits. Il est vrai que le mariage s’annonçait plutôt bien, les mariés ne faisait pas vraiment la tête, la nourriture était bonne… Peut-être n’auraient ils rien à faire ? Il l’espérait naïvement. Il hocha la tête. D’accord. Pour le moment ne pas bouger. Si la soirée ne se finissait qu’avec des insultes, cela serait la meilleure issue possible pour un mariage noble. Et encore, cela ne manquerait-il pas d’élégance et de courtoisie d’en finir aux sobriquets lors d’une union ? Ahmes ne souhaitait que bonheur aux jeunes mariés, les voir heureux, tenir bon face aux vents des intrigues.

Il écouta son collègue lui répondre. Ramener des mangues ? Mais pourquoi, il y avait déjà beaucoup de fruits ici, pourquoi des mangues de Paravan spécifiquement ? Etait-ce une variété plus chère et plus exquise que la moyenne qu’Ahmes n’avait pas les moyens de se payer ? Mettre l’esclave à genoux ? L’alphabet à l’envers ? Des pépins sur la tête ? Mais… Pourquoi faire ? Etait-ce l’un des plaisirs d’Ahskan ? Une activité habituelle chez lui ? Ahmes lui jeta un regard troublé, il ignorait s'il s’agissait d’une blague. Le Siège se moquait peut-être de lui ? Devait il rigoler ? L’approuver ? Jouait-il un rôle pour les éventuelles oreilles indiscrètes ?



Non vraiment, Ahmes ne savait pas quoi dire, il était stupéfait. Cela ne lui serait jamais venu à l’idée de mettre un de ses ennemis à genoux pour lui faire réciter l’alphabet en lui balançant des pépins. Pour déclencher chez lui des envies de sadisme, il fallait y aller fort. Peut-être humilié de la sorte pendant plusieurs jours, le shinigami se vengerait s' il en avait la possibilité. Mais le blanchet n’était pas sadique de nature. Il ferait un piètre tortionnaire.

“Ohh...tu es tout choqué ? Avant d'être outré, laisse-moi t'expliquer quelque chose.
Connais les peines encourues par les criminels et délinquants en Hegréa...?”

Ahmes fronça ses sourcils, se demandant toujours si le Siège se jouait de lui. Mais dans quel but ? Il l’écouta avec attention. Il n’avait pas le grade pour se rendre à la Prison du Désert, pour lui ce lieu était quasiment mythique. Et puis que ferait il là bas ? Il savait évidemment que l’exécution existait. Une bonne chose selon lui, car certains criminels avaient commis des actes si odieux que le pardon était impossible. De plus, ils ne changeraient jamais et recommenceraient à nouveau, autant les tuer tout de suite. Quels sortes de prisonniers pouvaient donc avoir cette peine alternative qu’était l’esclavage ? Un méfait pas assez fort pour l’exécution, ni une très longue peine, mais assez grave pour que cela se compte en centaines d’années ? Il n’eut pas vraiment la réponse.

Mourir par inadvertance ?! Ashkan les… tuait ? Cela le faisait rigoler ? Alors ce n’était pas une blague depuis le début ? Quelque part au fond de lui, Ahmes se félicita de ne jamais avoir essayé d’attirer l’attention de son séduisant collègue. Il trouvait déjà particulièrement regrettable qu’Ashkan se soit souvenu de son existence pour cette union. Le jeune homme espéra qu’il l’oublierait aussitôt la mission terminée. De toute façon, le soigneur n’avait ni grade ni richesses, il se refondrait très certainement parmi les anonymes. Une autre mission, bientôt ? Ah, redevenir anonyme semblait compromis.

“Et toi, que penses-tu de l'esclavage et de la servitude...?”

Ahskan en avait de ces questions ! Avait-il oublié qu’ils étaient à un mariage ? Le violet le déconcentrait ! Ahmes avait beau savoir que les esclaves d’Ashkan n’étaient pas des innocents - du moins selon ses dires - le fait que celui-ci semblait prendre plaisir à les tourmenter et les tuer l’inquiétait, cela n’était pas bon signe. Il demanda, cette question le chiffonnant :


La situation semblait paradoxale. Les juges ne risqueraient-ils pas de se vexer de voir ainsi leurs directives modifiées ?



Il n’avait de toute façon pas la place pour loger quiconque. Et puis quelle idée saugrenue serait-ce ! Ahmes n’inspirait pas la crainte, il ne serait pas assez ferme. Il y aurait bien sûr plus à en dire. L’esclavage, la servitude, un grand sujet. Cela existait depuis toujours, du vivant d’Ahmes et même ici à sa mort. Le shinigami considérait que des innocents n’avaient pas à en souffrir. Des prisonniers de guerre ? Cela pouvait se discuter. Les criminels ? Il ignorait le délit commis. Peut être que lui les condamnerait à plus ou à moins. Mais il n’avait pas envie de développer, cela le déconcentrais, ils étaient en mission, et à une fête ! Le moment semblait bien mal choisi. Surtout que d’autres invités arrivaient et qu’Ashkan lui enjoignait d’un signe de se montrer plus alerte. Ahmes n’avait pas le temps pour philosopher. Il le ferait autour d’un thé, et encore, Ashkan ne lui semblait pas un bon invité. Il préfèrerait inviter Feng. Il essaya de changer de sujet :



Il espérait ainsi esquiver les questions profondes sur l’esclavage qui n’allaient de toute façon pas dans l’ambiance. Ahmes réalisa qu’heureusement ils n’avaient pas eu l’idée de se faire passer pour un noble et son serviteur, qui sait ce qu’Ashkan lui aurait demandé de faire !

Les noces troubles

Ashkan observa Ahmes avec un mélange de dédain et d'amusement devant sa perplexité. Ses réactions étaient si innocentes et prévisibles...





Alors que le mariage battait son plein, Ashkan remarqua un échange furtif entre un invité à la mine sournoise et un serveur discret. Le verre semblait contenir une boisson particulièrement colorée, mais Ashkan ne put identifier son contenu. Un frisson parcourut son échine alors qu'il observait la scène, ses sens en alerte. Il nota mentalement de garder un œil sur cet individu et sur toute personne qui aurait pu être en contact avec lui. Après tout, dans ce genre de rassemblement, il ne fallait jamais sous-estimer les intentions cachées des convives, surtout vu le contexte explosif.
Le sixième Siège ne manqua pas de le notifier à son collègue austral.

Devant la réponse d'Ahmes, Ashkan fronça les sourcils et mima, tel un acteur de théâtre aguerri, une forme d'incompréhension.





C'est alors que les serveurs apportèrent des plats délicieusement parfumés, emplissant l'air d'arômes alléchants. Les convives s'installèrent autour des tables, échangeant des sourires complices et des regards remplis d'anticipation dans certains cas, et de méfiance, voire dans d'hostilités dans d'autres cas, ce qui ne présageait rien de bon pour la suite des festivités.





Puis, le Sixième Siège se rapprocha de son compère austral afin de lui parler d'une voix basse, afin d'éviter les oreilles indiscrètes.



Il paraissait probable que les deux shinigamis allaient devoir agir incessamment sous peu.